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Le Saule pleureur.

  • unascolaperte
  • 11 mars
  • 8 min de lecture


 

Lorsque j’étais enfant, je trouvais souvent refuge au cœur d’un arbre.

Il m’accueillait en son sein et m’offrait ses vibrations bienveillantes ainsi que son amour, inconditionnel et inaltérable. Je sentais au plus profond de mon être que nos énergies étaient mêlées et que, d’une certaine façon, il me soignait.


Que de chagrins il a consolés ! Que de peurs il a apaisées ! Je l’aimais comme on aime une grand-mère car ma grand-mère était sorcière et il était son arbre. Un jour, elle me l’a légué avec une courte lettre griffonnée qui disait « Fille de la Lune, cet arbre est tien désormais ». Puis, elle est partie… pour Toujours…


J’ai immédiatement compris que son fardeau avait été trop lourd à porter. J’aurais voulu l’aider, la guérir, porter ses peines, mais je n’en n’avais pas le pouvoir, pas plus qu’elle n’avait celui de me délivrer de ma « malédiction ».


Ce jour-là, le glas a sonné et la mort, inéluctable, a emporté mon âme d’enfant. Je n’ai pu ni l’embrasser ni lui dire combien je l’aime et j’en ai eu le cœur déchiré. Mais la nuit, parfois, lorsque je regarde la mer sous la lune, je vois son sourire et je sais qu’elle est libre désormais. Je porte son prénom, tel un talisman et je suis aussi libre qu’elle car j’en ai payé le prix. 


J’ai récolté une médaille dont les deux facettes semblent antinomiques… Drôle d’héritage… drôle de don que je porte en moi comme mille et une épées qui me transpercent l’échine… Je suis l’enfant ignoble qui n’aurait pas dû naitre… Fille de la Nuit, du Chaos et du Néant. Je suis la fille du Voleur de Vie, un Monstre hideux, une créature improbable... Je suis le fruit d’une trahison, venue au monde un soir de passage, au détour d’un chemin, au pied d’un croisement…


M’a-t ’on jetée là pour que je m’y perde ? Ce que j’ai reçu à la naissance est-il ancré au plus profond de mon âme ? Ai-je le pouvoir de le transcender ? Qui le sait ?


Je me souviens vaguement de mes premières années. Elles sont brumeuses et nébuleuses. J’y erre seule, mais pas vraiment. Je sens une présence, une chaleur protectrice et bienfaisante qui m’abrite du mal et de la folie.


J’apprivoise des animaux patiemment… et il les tue. Je lis des histoires… et il les brûle. Mais cela ne m’atteint pas… pas vraiment… Il me frappe et je ne dis rien. Pas un mot, pas un souffle, pas un murmure… Rien que du silence et des larmes. Chaque fois, c’est la même scène qui se joue inlassablement. Je tombe à genoux et j’attends que ça passe. Sous les branches du saule, il ne me voit pas.


Mais comme ce silence est assourdissant parfois… Comme ce silence est rempli de hurlements…de souffrances… de maux… d’incompréhension… Comme ce silence est interminable…


Encore un jour… Cela ne finira donc jamais... J’ouvre les yeux, j’ai mal, encore... L’horreur... Je les referme… Je ne veux pas me lever. C’est trop lourd, comme un atroce secret qui courbe mes épaules. Je sais déjà ce qui m’attend. Je ferme les yeux et me laisse glisser lentement dans un monde obscur, peuplé de rêves qui ne m’appartiennent pas. J’y vois mes angoisses qui se jouent de moi comme pour se venger d’être refoulées si profondément. Les forêts de mes songes abritent un ogre terrible qui ravage toute vie et tout espoir sur son passage… 


Pendant quelques secondes, je n’entends que le battement de mon cœur qui cherche à fuir... Je ne l’écoute plus depuis longtemps déjà. Je suis hors saison, hors raison... pétrifiée par le dégoût et par l’effroi.


Je ne parle pas, je n’en ai guère l’occasion car je suis seule la plupart du temps. Ma mère est un être froid et inaccessible qui ne réserve ses baisers qu’à son époux. Elle en est si éprise qu’elle n’a de place dans sa vie pour personne d’autre, pas même pour sa progéniture. S’il lui demandait de me tuer, je sais qu’elle le ferait. Que ne ferait-elle pas pour son amour… Quant à mes frères, ils ne cherchent qu’à briller pour qu’il les aime. Ils ignorent qu’il en est viscéralement incapable. Que ce spectacle est triste et affligeant… Deux animaux se battant pour des lambeaux de viande avariée, afin de satisfaire leur faim incommensurable ! Deux animaux dressés pour pulvériser quiconque s’approche de cette chair pourrie. Deux machines à tuer obéissantes et impitoyables ! Quelle tristesse ! Quelle horreur !


Alors, je vis dans la peur. Je me sens différente mais son sang coule en moi. Le sang de l’ogre fait battre mon cœur et palpiter mes veines ! Suis-je une ogresse moi aussi ? Et si je ne le suis pas pourquoi ne suis-je pas comme eux ? Est-ce pour cela qu’ils ne m’aiment pas ? Lorsque j’observe cette famille de l’extérieur, je me demande les raisons pour lesquelles je suis là, à la frontière, ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, et je cherche quelle est ma place.

 

Les jours succèdent aux jours, les années aux années et peu à peu les coups s’espacent. Il sait qu’il ne peut me dresser… me redresser. Je suis ce que je suis… Pourtant, il ne me libère pas, il me garde auprès de lui et lorsque je lève la tête et que je rencontre son regard, ce que j’y vois me paralyse. Ses deux billes métalliques incarnent la haine et l’obscurité… Ce sont les yeux d’un monstre tourmenté par la folie, des éclats tranchants, capables de givrer toute sensation de bonheur, de tuer la moindre parcelle d’espoir, d’engendrer le tourment…


Il veut quelque chose que je possède et qu’il ne parvient pas à trouver en lui. Dans sa colère, il se transforme en créature hurlante. La bave aux lèvres, il profère des insanités, prononce des mots assassins dont il ne saisit même pas la portée. Chacun d’eux me blesse cruellement mais je n’en meurs pas. Il n’est pas encore temps. Il est temps de s’envoler aussi loin que mes chaines me le permettent. Il ne m’aura pas. Il ne volera pas ma vie. Jamais !


Parfois cependant, tout est trop pesant, trop gris, trop difficile et j’ignore où je puise la force de rire, de jouer, de chanter, de respirer... C’est en moi, comme deux forces contraires qui se mêlent et se nourrissent l’une de l’autre. Alors, je ne pense qu’à une seule chose : dormir…dormir… Dormir encore…

 

Je ne parviens pas à m’échapper de son antre. J’y suis engluée. C’est comme si une force impérieuse me paralysait les jambes. Je ne peux pas courir, m’enfuir loin, c’est impossible. Lorsqu’il s’approche de moi, je ne peux que déglutir et étouffer sous une angoisse oppressante… Mes nuits sont de moins en moins tranquilles.

Je rêve d’évasion mais cela se transforme toujours en cauchemar atroce. Il finit toujours par m’attraper et me dévorer. Courage mon enfant !  me dit la voix, l’Ogre ne gagnera pas toujours… Pourtant, il a réussi à semer la confusion dans tous les esprits, il est parvenu à tous nous isoler et à nous rendre méfiants, les uns envers les autres. Avec lui, soit on meurt, soit on plie, soit on devient fou. Moi je meurs, lentement mais sûrement… Je m’étiole… Je deviens folle… Mais je ne plie pas.

 

Son pouvoir est tel que mon grand-père en est mort de chagrin. L’ogre lui a dérobé sa fille et l’a privé de ses petits-enfants... Un jour, on m’a obligée à lui annoncer qu’il ne pourrait plus nous voir… C’est innommable. J’ai failli le tuer…


J’entends encore sa voix…   Tu n’aimes pas ton Babbò ? m’a-t-il demandé. Je n’ai rien pu répondre... A-t-il compris que le chagrin m’avait rendu muette ? Je ne l’ai jamais su… L’ogre me l’a pris… Le voleur de vie l’a aspiré et l’a emmené loin de moi pour toujours…

Je le revois alors qu’il effeuillait les marguerites pour vérifier si je l’aimais. Un peu… Beaucoup… Passionnément… A la folie… Pas du tout… 


Passionnément !!! M’entends-tu Babbò ? A la folie !!! M’entends-tu Babbò ?  Infiniment… Eternellement…  M’entends-tu Babbò ?                

                     

L’ogre a tout ravagé, tout usé, tout cassé, tout fini. Sa folie l’aveugle. Il piétine tout, s’abreuve et se nourrit du mal qu’il inflige aux autres, rien d’autre ne compte... Il porte de beaux vêtements, dérobés à ses victimes. Il en habille son existence misérable. Il ne supporte ni le bonheur ni les rires ni aucune manifestation de joie, quelle qu’elle soit. Le seul plaisir qu’il prend est lié à la jubilation d’avoir, encore une fois, nuit à quelqu’un. Tout ce qu’il touche devient sale, triste, englué dans un étau de noirceur visqueuse qui n’est autre que le reflet de sa folie malfaisante. Le voleur de vie salit tout ce qu’il touche. Le voleur de vie fait toujours le mal, quoi qu’il arrive…

 

Ce soir-là… ce n’est guère différent… C’est une belle nuit… irréelle... La Lune est pourpre. Je la contemple longtemps et son éclat grenat danse devant mes yeux. Mon envoûtante amie m’effraie ce soir… Le vent pleure dans les arbres et chante une complainte déchirante. Tout semble trop calme…


J’ai envie d’hurler ma rage et mon impuissance face à ce gouffre de solitude dans lequel je me sens glisser inexorablement… Mon aliénation et ma douleur deviennent presque palpables, tangibles... comme une force obscure, une infâme maladie qui me pourrit de l’intérieur, une blessure qui grandit sans trêve et qui menace de gangrener mon être… Je sens une immense colère s’insinuer en moi. Un flot de haine se déverse dans mon cœur. J’ai envie de faire mal, de tuer…oui…de tuer… Je secoue la tête pour effacer cette idée monstrueuse mais elle reste ancrée, bien à sa place, plus nette, plus forte… Exigeante, impérieuse, grondante… Ce sera ce soir !

 

Je suis assise sous le saule, dans un état second et j’attends quelques instants encore pour rentrer dormir. J’ai un pressentiment… J’étouffe… Je m’éloigne et je marche longtemps dans l’obscurité, écorchant mes pieds nus. L’angoisse m’oppresse et muselle ce long hurlement qui cherche en vain à s’échapper de ma gorge. Soudain, j’entends un battement sourd. TOC ! TOC ! TOC ! Et je comprends… Je cours… Vite ! Vite ! Plus vite ! Mais lorsque j’arrive, c’est trop tard. Il a abattu mon arbre.

 

Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu survivre à cela…


Depuis cette nuit maudite je ne suis plus chez moi nulle part et je cherche désespérément mon saule pleureur… Je l’ai espéré, dans des tableaux, sur des photos, au-delà de mes rêves, mais je ne l’ai retrouvé nulle part.

Ce que l’ogre ignore, c’est qu’en volant une part de moi il m’a rendu ma liberté. Je suis là, déracinée, mais vivante. Le Saule est en moi, il pousse en mon cœur. Sa sève coule dans mes veines et je suis enfin délivrée. Je ne suis nulle autre que moi, fille de l’ogre, fille de la Lune, petite fille de sorcière et de magicien. Mais je suis ce que je choisis d’être, différente de cette famille que je renie de tout mon être.

 

Les larmes ont cessé de couler, flot intarissable, torrent impétueux et grondant, enfin apaisé... Monstre avide et jamais rassasié, je ne suis plus en ton pouvoir ! Enfin !

 

Petit à petit, les blessures ont disparu, comme un mauvais rêve… comme les ombres… Je suis une orpheline désormais mais c’est le prix à payer pour avoir le droit d’être libre… Je l’accepte…

 

La cloche sonne. Il est l’heure. C’est Pâques. Le Renouveau. La Résurrection. C’est la saison des mariages, des rires, celle des photographies que l’on vole à un temps qui, déjà, n’existe plus… 

 
 
 

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